« Liszt est au jeu pianistique ce qu'Euelide est à la géométrie. » Cette remarque d'Alan Walker, auteur d'une biographie de référence sur Liszt (Fayard), est parfaitement juste. Même Brahms, son prétendu ennemi, l'a reconnu : toute la base de la technique pianistique se trouve chez Liszt. Les grands novateurs de la technique pianistique moderne du début du XX' siècle que sont Anton Rubinstein, Busoni, Rachmaninov, Godowski lui doivent tout. Lorsqu'il était jeune, à Paris, Liszt avait de nombreux « rivaux », des virtuoses du clavier nommés Herz, Thalberg, Moscheles. Ces grands messieurs avaient une spécialité technique dont ils s'enorgueillissaient et qui était leur fonds de commerce. On venait entendre les octaves d'Untel ou les sauts d'Untel. Mais la supériorité de Liszt réside dans le fait qu'il maîtrise toutes les difficultés du piano et toutes les figures techniques avec une incomparable maestria. Pour lui, la technique n'est pas un sport de haut niveau mais un esprit. C'est de là que provient son génie d'interprète. « La virtuosité, a-t-il écrit, n'est pas une branche secondaire, mais un élément nécessaire de la musique, elle n'est pas la servante passive de la composition : c'est de son souffle que dépend la vie ou la mort de Voeuvre d'art qui lui est confiée. » La virtuosité n'est pas toute la technique, soit, mais cette phrase est importante, car joueraiton aujourd'hui Beethoven, Chopin et Schubert en concert si Franz Liszt n'avait pas existé ?
LA QUESTION mérite d'être posée, car Liszt n'a pas seulement inventé le récital de piano, qui n'est que la cérémonie d'un culte, il a aussi montré un idéal de beauté et créé une religion qui a peut-être sauvé ces oeuvres d'art de la mort, car sans grands interprètes, la musique ne vit plus, Il a donc donné les moyens à des générations de pianistes d'arriver à la transcendance, mot clef de la technique lisztienne, qui indique que l'on dépasse toutes les servitudes physiques, instrumentales, psychologiques pour parvenir à l'état de création sonore pure. Il a inventé une technique qui permet de jouer non seulement sa musique, mais tout ce qui précède et tout ce qui suit. Cette technique lui était naturelle car, comme il l'a dit lui-même, il a dû fournir un effort pour analyser consciemment ce qu'il faisait inconsciemment.
Liszt n'est pas le premier à pressentir que le piano peut égaler l'orchestre. Beethoven avec sa Hammerklavier, Schubert et sa Wanderer Fantaisie l'ont pressenti. Liszt est parti de là, de ces oeuvres qu'il est, en plus, le seul à jouer à son époque. En 1818, le facteur de pianos Sébastien Erard invente le double échappement, ce qui permet à Liszt de supprimer les dernières barrières (notes répétées, niveau sonore, vélocité, puissance symphonique) qui séparent son instrument des possibilités de l'orchestre. Sa technique de direction d'orchestre nous aide également à mieux cornprendre sa technique pianistique. On raconte qu'il ne battait pas la mesure, mais qu'il dessinait l'espace. Les musiciens disaient qu'il était plus un chef spirituel qu'un chef d'orchestre. Arthur Nikisch (qui a joué dans l'orchestre sous sa direction), Felix Weingartner (qui a assisté à ses master classes de Weimar), Wilhelm Furtwângler et Sergiu Celibidache sont les héritiers de cette esthétique. Liszt disait : « La musique est une suite de sons qui se désirent et s'embrassent et ils ne devraientpas être enchaînés les uns aux autres par l'action de battre brutalement la mesure. » De même, sa technique pianistique est antiacadémique et a beaucoup choqué des tenants de la tradition comme Marmontel au Conservatoire de Paris. Il est fascinant de découvrir à quel point Liszt a compris d'emblée les grands principes physiologiques, car toutes les études médicales modernes ont confirmé ses intuitions fulgurantes.
POUR AVOIR une idée de sa technique, il suffit de lire sa musique. C'est ce qu'a fait Busoni pour ressourcer la sienne à un moment de sa vie. Les Etudes d'exécution transcendante, les Etudes Paganini et autres Etudes de concert regorgent de trésors et d'idées nouvelles, mais on trouve tout autant de richesse dans ses paraphrases d'opéras et ses Années de pèlerinage. Son atelier, son arrièrecuisine, c'est dans ses Etudes techniques en douze volumes qu'on les découvre à nu. Il ne s'est décidé à effectuer cette tâche ingrate (car il ne s'agit pas de musique à écouter) qu'en 1868, c'est-à-dire vers la fin de sa vie. Le 24 août de cette année, il écrit à la princesse Carolyne : « Depuis trois jours, je me suis mis à composer des exercices techniques du pianiste. Cette besogne m'occupera cinq ou six semaines. » En fait, cela lui prendra beaucoup plus de temps. La publication des deux premiers volumes eut lieu en 1887, un an après sa mort, par son élève Alexander Winterberger. Le troisième volume (perdu dans des conditions rocambolesques par la « comtesse cosaque » Janina aux Etats-Unis) ne fut retrouvé qu'en 1983 par le pianiste Karl Goepfart, mais Liszt l'avait réécrit de mémoire. C'est Martin Krause, le professeur de Claudio Arrau, qui établit la première édition complète en 190 1. Ces « exercices », peu de pianistes les connaissent. Evidemment, Claudio Arrau, Leon Fleisher, Alfred Brendel, Martha Argerich, Nelson Freire les ont assidûment pratiqués, même s'ils ne le disent pas, par répugnance légitime à évoquer ce que Liszt appelait « [son] linge sale ». Selon la pianiste Marie-Françoise Bucquet, ces douze volumes d'études établissent un système de relation génial entre les exercices et les influx nerveux : « Liszt associe en permanence l'énergie mentale et le contrôle de ces énergies. Il ne s'agit pas d'un simple "déliateur ". Cela va beaucoup plus loin que les études de Czerny ou de Cramer car rien n'est statique ou répétitif Le cerveau de celui qui les exécute est toujours en éveil, l'oreille n'estjamais au repos. C'est déjà de la transcendance! Lisztpropose un réservoir de toutes lesfigures pianistiques en mettant en place un grand nombre de réflexes, comme on leferait pour un pilote automobile. »
Les doigtés de Liszt sont fascinants car ils sont à la fois étranges, inventifs et totalement naturels pour la main. Brahms avait raison de dire que Liszt avait dix doigts là où tous les autres pianistes n'ont que deux mains, car il établit, dans ses gammes chromatiques par exemple, des relations complices entre les doigts et une totale autonomie des doigts entre eux, une individualisation de chacun. A partir de là, tout est possible et Liszt explore tous les chemins. Avec les deux pouces alternés, pour citer un exemple célèbre, il crée une troisième main et une voix médiane dans la polyphonie.
LISZT EST le premier à professer que le piano se joue avec tout le corps : les doigts, les mains, les poignets, les coudes, les épaules, le dos, le buste... Uécole russe a ensuite insisté sur les avant-bras, mais la technique de Liszt est plus complète. Martin Krause le disait : on joue du piano avec tout son corps. Cela ne veut pas dire gesticuler pour faire de l'effet, cela signifie tout utiliser à bon escient sans jamais forcer ou contredire la nature. La position « lisztienne » peut se définir par un dos assez droit, la tête plutôt en arrière, un appui sur le pied gauche, qui n'est pas rivé sur la sourdine, et des bras ouverts comme des ailes. Des bras le long du corps avec un angle du coude fermé réduiraient considérablement l'ampleur du son. La technique de Liszt s'arrange pour libérer le corps de toutes les entraves.
LES DOIGTS ne sont pas ronds (comme dans la technique « claveciniste » de l'école française) mais plutôt plats, pour que toute la pulpe soit en contact avec le clavien Le toucher lisztien n'est pas, comme on le croit souvent, un toucher superficiel et aérien. C'est une technique qui va au fond du clavier, mais qui utilise des vertus d'élasticité, de rebond, en vue d'une plus grande légèreté. « Une méthode qui envisage de frapper de tomber ou de jeter [les doigts sur le clavier - Ndlr] est nocive puisqu'elle va à l'encontre du magnétisme ondulant et du rayonnement desforces vives », a dit Clark, un disciple de Liszt. Quand on voit la main de Samson François qui tire les sons du piano comme un chat le ferait avec une pelote de laine, ou les doigts de Martha Argerich qui sont en tension maximale dès qu'ils jouent et en décontraction totale dès qu'ils ne jouent plus, on est bien là en présence de l'esprit le plus abouti de la technique lisztienne. Fluidité, souplesse sont les maitres mots de cet art exigeant. Dans son ouvrage Liszt et la pédagogie du piano (EAP), le pianiste Bertrand Ott parle de « qui-vive musculaire », mais c'est aussi un « qui-vive mental », car tout vient de l'esprit et du goût musical le plus élaboré chez Liszt.
Elément traditionnellement sacrifié dans la pédagogie pianistique française, la technique de la pédale est également essentielle chez Liszt. C'est en regardant les pieds d'un Alfred Brendel ou d'un Nicholas Angelich, en vibration constante avec la note et pas posés de façon militaire, que l'on peut aujourd'hui approcher intuitivement les ressources et les secrets de cet art si difficile à traduire en mots.
L'étrange carrière de Liszt et son évolution spirituelle - du triomphe virtuose à la solitude intérieure - ont fait de lui le moins conformiste de tous les musiciens romantiques. Nul n'aura, comme lui, pris part aux tourbillons et aux vanités de son siècle, tout en éprouvant la solitude intérieure qui mène à l'ascèse. Tous les déchirements et les espoirs du XIX' siècle, toute son aspiration au sublime se retrouvent dans sa musique, oscillant entre passion impérieuse et mysticisme désincarné, entre la Méphisto Valse et les Années de pèlerinage, entre l'univers de Dante et celui de saint François d'Assise.
Longtemps Franz Liszt (1811-1886) a souffert d'être considéré comme un virtuose égaré dans la composition. Telle est la réflexion la plus fréquente qu'inspirent ses oeuvres. Après 1850, il s'affirme de plus en plus comme compositeur, alors qu'il est toujours considéré comme un virtuose du piano. Il doit surmonter cette image du pianiste doué aspirant aux prestiges de la création. Infatigable travailleur, il remet en cause sa technique, reprend point par point les problèmes digitaux (sauts d'octaves, thèmes en accords, trilles parallèles), qu'il maîtrise alors comme nul autre, dépassant ceux que l'on considère comme modèles (Moscheles, Cramer, Thalberg). Liszt aborde le piano dans une perspective expansionniste, comme pour conquérir de nouveaux espaces. Il parle de la puissance assimilatrice du piano, qui est un « petit dieu » et un microcosme, et cette idée cosmique lui est propre. Ainsi ses fameuses transcriptions (symphonies de Beethoven, de Berlioz, lieder de Schubert, paraphrases d'opéras italiens, etc.) ne sont-elles pas seulement de brillants morceaux. Il transporte ces « réductions » dans la salle de concert en les portant à un haut degré d'ambition. C'est une sorte d'appropriation passionnée d'un musicien qui est tant pillé luimême et vit surtout d'écouter et de soutenir la musique des autres.
Liszt, contrairement aux apparences, est farouchement opposé à la virtuosité de salon si prisée à son époque. Sublime par son talent expressif - Schumann l'appelle « le génie de l'interprétation » -, il arrive à insuffler vie aux études de Czerny et de Cramer. La force poétique de son jeu et l'audace de sa technique bouleversent ses auditeurs, époustouflent ses rivaux. Pour l'interprète Liszt, la technique est un moyen de créer de nouvelles possibilités expressives. Voir en lui le pur virtuose, qui ne brille qu'en jouant le plus vite possible le plus grand nombre de notes possible, est une lourde erreur, Il n'est nullement responsable de la technique pour la technique. Ce sont d'autres interprètes qui ont perverti le pathos de sa musique et étouffé son lyrisme dans les parfums du maniérisme. Selon tous les témoins, le style d'exécution du Liszt de la maturité abandonne l'aspect convulsif qui fait sa légende pour une ampleur majestueuse (Liszt dirige aussi, parait-il, les symphonies de Beethoven en adoptant des tempos plus lents que ceux dont on a alors l'habitude, et « l'effet en
était étonnamment bénéfique », d'après un grand journal de Leipzig). Ayant polémiqué sans ménagement contre les virtuoses purs de l'espèce de Thalberg, il faut à Liszt les battre sur leur propre terrain. C'est ce qu'il fait. Comme Paganini pour le violon, il tire du piano des effets sonores auxquels personne n'a songé avant lui (traits en octaves et en dixièmes, agrégations d'accords chromatiques, bonds d'une extrémité à l'autre du clavier, chassés-croisés, chaînes de trilles, arpèges, etc.). Son oeuvre pianistique contient des innovations techniques inotifes qui stupéfient encore aujourd'hui.
Au PROFIT de son instrument, Liszt est un conquérant infatigable, et il peut revendiquer comme sa propriété spirituelle le terme de « transcription » (autrement dit : appropriation créatrice, improvisatrice, rhapsodique, du bien mélodique d'autrui aux fins de la virtuosité, dans le but d'une exhibition de bravoure).
Le plus grand paradoxe du « nationalisme » en musique reste que son unique père spirituel soit un musicien hongrois qui est en même temps le plus international de tous les compositeurs romantiques : Franz (Ferenc) Liszt, allemand et français de culture et de langue, hongrois, français, slave et italien de coeur. Il se définit lui-même comme « moitiéfranciscan, moitié tsigane » et évoque « cet étrange pays dont [il se] constitue le rhapsode », mais ne parle pas le hongrois! C'est lui qui est à l'origine de la première vague nationaliste en Europe, celle des cinq Russes (Balakirev, Cui, Moussorgski, Rimski-Korsakov, Borodine), de Smetana, de Dvoràk et de Grieg, compositeurs qu'il soutient avec énergie. Bien avant Debussy, Liszt libère la musique des carcans de l'harmonie classique, de la tonalité, des barres de mesure et des formes stéréotypées. Seul musicien de son temps à comprendre en profondeur le Beethoven des dernières sonates et des derniers quatuors, Liszt, encore avant Debussy, démontre que l'idée doit créer sa propre forme et non l'inverse. Mais la réforme - sinon la révolution - de Liszt, incomplète parce que sans doute prématurée, n'a pu qu'exceptionnellement s'incarner en chefsd'oeuvre indiscutables : les Années de pèlerinage (183 6-1877), la Sonate pour piano en si mineur (l 852-1853), les Etudes d'exécution transcendante (1837-1851), les Harmonies poétiques et religieuses (1834-1852), les deux Légendes pour piano (1865), les Variations sur « Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen » (1862), la FaustSymphonie (1854), la Dante-Symphonie (18551856), la Légende de sainte Elisabeth (18571862), Christus (1862-1867), certains des poèmes symphoniques et quelques ultimes pages religieuses ou pianistiques.
Chez Liszt compositeur, il y a toujours une dynamique d'amplification qui brise la symétrie. Uinachevé, l'ébauché sont constitutifs de sa musique dans la mesure où, pour le compositeur, la forme doit rester ouverte pour accueillir l'incommensurable. D'abord interprète aux yeux de tous, il doit imposer plus radicalement l'idée de sa volonté créatrice. C'est sa double expérience d'interprète et d'improvisateur pianistique « au long cours » qui lui inspire ses plus grandes audaces de forme, de sonorité, sa façon de renouveler le développement jusque dans ses pages symphoniques. Beaucoup de ses oeuvres semblent chercher leur point d'appui dans le cours même de leur développement. S'il est faux de prétendre que l'élément technique constitue une fin en soi, il est cependant inséparable chez Liszt de la fonction créatrice, elle-même au service d'idées et de sentiments romantiques. Tel Schumann, mais avec d'autres moyens, Liszt poursuit le rêve du romantisme: la virtuosité au service d'une union idéale de la musique et de la poésie. Son esthétique de compositeur est en ce sens plus « ornementale » que celle de Schumann ou de Brahms, mais elle fait de l'ornement même un principe dynamique de développement et d'amplification, et non un principe statique (comme avec Chopin).
VININIENSE production de Liszt, aussi variée que fragile - car l'abondance a nui à la qualité -, ne se laisse pas facilement appréhender ni même « classer ». La notion de transmutation semble être l'un des foyers les plus actifs de son impulsion créatrice. Chez lui, le piano résume l'orchestre autant que l'orchestre semble une extension du piano : il n'existe pas de différence intrinsèque entre, par exemple, la Sonate en si mineur et la Faust-Symphonie : c'est la même musique, conçue seulement pour des moyens acoustiques différents. Liszt donne plusieurs formes à une même oeuvre tout en créant, paradoxalement, l'architecture sonore la plus abstraite à force d'être, dans chaque cas (piano, orchestre), si parfaitement idiomatique. Or, pour Liszt comme pour Berlioz, la musique n'existe que dans la mesure où elle sonne. Il n'y a qu'à s'occuper du sens des sons et la question ne se pose pas de faire sonner la pensée. Uéeriture de Liszt est si particulièrement idiomatique qu'elle découvre dans n'importe quel support des richesses acoustiques que nul ne se serait avisé d'y chercher sans l'attrait d'une fonction musicale de la virtuosité. Comme l'interprète, le compositeur doit se faire magicien.
SON ÉNERGIE, c'est d'abord sur l'estrade du virtuose adulé que Liszt la dépense avec le plus de conviction. Ses contemporains ne s'y trompent guère, et certains livrent même une analyse très moderne de son génie interprétatif : « Nous avons à parler d'un homme chez qui l'exécution est tout, et comprend en elle seule tout le drame et le lyrisme, toute la poésie de l'artiste... Liszt sera réellement etparticulièrement le génie dans l'exécution. Plus que tout autre il offre l'exemple de la route qu'il faut suivre pour arriver à poétiser la forme... Cette conception profonde de l'oeuvre étrangère, cette réverbération lumineuse par où l'exécution remonte à la portée du génie créateur ne sauraientjaillir que d'une entité généreuse, élevée par toutes ses facultés à la fois à la hauteur de l'art en général... Voilà le secret de Liszt : s'il rend aussi merveilleusement Beethoven, c'est qu'il comprend de même Shakespeare, Goethe, Schiller Hugo; c'est qu'il comprend l'auteur de Fidelio dans son génie plus encore que dans son oeuvre; Liszt, c'est la main de Beethoven » (extrait d'un article paru le 5 janvier 1834 dans la Gazette musicale). Liszt croit trouver ensuite son identité dans ses racines hongroises, mais ne s'y arrête pas. Puis dans le poème symphonique, forme qu'il invente presque à lui seul. Mais il pratique cette forme révolutionnaire un peu à la diable, le meilleur côtoyant le pire dans une même partition. D'une sonorité sombre et nue, alors que l'on attend de lui des oeuvres scintillantes, ces poèmes interrogent et inquiètent. Liszt met alors tout son dynamisme dans la musique religieuse, où il se considère comme sans rival. Il y fait vocation de simplicité, d'archWisme, voire de rudesse anti-omementale, en s'appuyant sur son étude de Palestrina, de Lassus, du chant grégorien. Pourtant là aussi perce l'inquiétude, même dans ces monuments granitiques que se veulent des oratorios comme Christus. Finalement, son énergie « mystique » le fait revenir au piano, où il se sait le mieux prophète d'idéal (les deux Légendes). Déjà, dans maintes pages des Années de pèlerinage et des Etudes d'exécution transcendante, l'élément « mécanique » se transmue en poésie ; on y trouve une conjonction unique de sens religieux et de délire de virtuosité, comme si l'élan de la difficulté physique était le seul moyen de porter les mouvements de l'âme.
Malgré les errements de son inspiration, Liszt est très certainement le compositeur de sa génération qui comprend le mieux le dernier Beethoven. Pourtant, il a toujours évité la forme sonate; celle qui lui est naturelle, c'est celle de l'improvisation, de la fantaisie, de la rhapsodie. Or, sa Sonate en si mineur, qui se situe à une charnière de sa vie créatrice, est passablement révolutionnaire. C'est un chefd'oeuvre d'une grande puissance dramatique et lyrique, marqué par de fréquents changements d'atmosphère; mais il ne tente pas de raconter une histoire, et sa construction est logique selon des critères purement musicaux. La Sonate en si mineur pousse le principe de la transformation des thèmes jusqu'à ses limites dernières, et y réussit extrêmement bien. Sa structure formelle est si complexe qu'aucune interprétation analytique n'a pu rallier tous les suffrages. Sa conception théorique inclut une forme développée de sonate en un mouvement, un cycle en trois mouvements, un cycle en quatre mouvements et des traitements progranimatiques généraux. Uusage d'un nombre limité de thèmes et de leur transformation révèle un sens extraordinaire de l'économie. Le caractère d'unité apparemment improvisée, en réalité articulée selon un plan précis, provient de six germes thématiques soumis à des combinaisons et gradations incessantes. C'est l'une des rares créations - rare par rapport au nombre énorme de ses oeuvres pour piano - où Liszt recourt à la polyphonie, fort rhétorique au demeurant. Aucun schéma ne peut décrire la profusion des idées, la violence dramatique, la variété du climat émotionnel et l'imbrication de chacun des thèmes. Cette « symphonie pour piano seul » est une des plus compliquées de toute la littérature, et les controverses sont allées bon train sur le nombre réel de ses parties. Il est facile d'observer un principe cyclique annonçant Franck et ses successeurs, mais la combinaison en un seul amalgame de structures en un mouvement et en quatre ou cinq mouvements que représente la Sonate en si mineur a exercé une influence considérable, qui s'est étendue au XX' siècle avec la Première Symphonie de chambre, le Premier Quatuor à cordes et le Trio à cordes de Schoenberg, la Septième Symphonie de Sibelius et le Troisième Quatuor de Bartôk.
LA SONATE de Liszt est avant tout oeuvre de combat, s'il y déploie toutes ses ressources inattendues - de contrapuntiste, le compositeur dessine chaque développement en fonction d'une vision centrale, totalement subjective et mouvante. C'est le chaos dans l'ordre, la fuite dans la permanence. Se privant volontairement de tout cadre formel préétabli, Liszt aurait pu être tributaire d'une dialectique aux assises beaucoup plus précaires que celles de la dialectique « dramatique » du style beethovénien. C'est l'inverse qui se produit. Uéquilibre des contraires propre au style classique viennois n'est pas, à proprement parler, abandonné. Il est transposé dans une nouvelle technique d'enchaînements, de fusion d'épisodes dont aucun ne subsiste isolément. Plus radicalement encore que dans le Quatorzième Quatuor op. 131 de Beethoven, le fond crée la forme, la pensée libère la forme, et non l'inverse. La Sonate en si mineur n'a pas fait
l'unanimité, c'est le moins qu'on puisse dire : Clara Schumann, scandalisée de ses libertés, la trouve « sinistre »; plus circonspect, Brahms se tait d'abord puis finit par se la jouer plusieurs fois lui-même, secrètement fasciné, mais il ne l'avoue guère. Les élèves préférés de Liszt, Karl Tausig et Eugen d'Albert, ne la joueront jamais en public du vivant du compositeur, tandis qu'Eduard Hanslick, le redoutable musicologue et critique viennois adversaire de Berlioz, Liszt, Wagner et Bruckner, lui trouve une certaine « génialité »! Seuls Wagner et Bülow la jugent « indescriptiblement belle ». Plus tard, Vincent d'Indy et presque toute l'école franckiste, curieusement, la condamnent. Au-delà de sa technique compositionnelle assez vertigineuse et iconoclaste, la Sonate en si mineur nous dévoile en fait l'âme du compositeur, qui unit en elle grandeur, fierté, éclat, renoncement et humilité.
DES MILLE aspects de sa légende, l'amitié de Liszt pour Richard Wagner est un épisode important. Mais quelle différence flagrante entre les deux hommes, comme entre les deux compositeurs! Wagner, l'égocentrique, se proclame « révolutionnaire » sans toutefois jamais rompre avec le fil tonal sécurisant, même après Tristan. Dès 1854, Liszt, en novateur discret mais autrement acharné, prend au contraire le chemin de la polyharmonie - qui le mènera jusqu'à la suppression de la tonalité (1873) - tout en prévoyant même pour le futur un système harmonique impliquant les microintervalles, et en particulier les quarts de ton! Il apparaît maintenant évident qu'à sa mort, Liszt ouvre la porte du XX, siècle, alors que Wagner, à bien des égards, ferme celle du XIX'. Il est vain de revenir sur les problèmes de plagiat. Si Wagner s'inspire copieusement et sans scrupule des thèmes et des harmonies de Liszt, il lui donne en retour (lettre du 7 octobre 1852) l'idée même, la forme globale et le principe d'économie thématique de la Faust-Symphonie... Dédiée à Berlioz, l'auteur de La Damnation de Faust, la FaustSymphonie se rattache bien au principe de l'idée fixe chère à son dédicataire, mais elle en pousse l'application à un degré dont Berlioz n'a pas la moindre idée. Si le premier mouvement reste fidèle à la forme sonate, il s'agit cependant d'un mouvement de sonate dont le centre de gravité ne se situe pas dans le développement mais se déplace dans la récapitulation. Parmi les mieux venues de Liszt, les oeuvres symphoniques et orchestrales sont souvent celles où l'élément rhapsodique se révèle licite, légitime. Renonçant aux exigences d'un programme trop explicite, elles n'en attachent que plus de prix au souci des correspondances thématiques : ainsi des deux concertos pour piano et orchestre, en mi bémol majeur (1839-1848) et en la majeur (1839-1849), des poèmes symphoniques Tasso, Lamento e Trionfo (18491854), Les Préludes (1845-1853), Orphée (1854), Mazeppa (1851), toutes oeuvres où Liszt, quoi qu'on ait dit, ne cherche nullement l'illustration narrative et où la musique demeure d'essence psychologique. La conception de Liszt quant à la musique à programme est plutôt différente de celle de Berlioz et des compositeurs qui écriront plus tard des poèmes symphoniques comme Smetana, Dvoràk, SaintSaëns, Richard Strauss, Sibelius. Liszt s'efforce d'exprimer par la musique des idées générales de préférence au réalisme pictural. Même ses descriptions sont traitées de manière plus symboliste que réaliste. Les préfaces ajoutées à ses poèmes symphoniques sont trompeuses : elles sont dans leur majorité écrites par la princesse Sayn-Wittgenstein ou par Bülow, censées donner au public une notion des idées sous-jacentes à la musique, elles ne correspondent pas réellement aux véritables compositions de Liszt. La construction musicale sera toujours pour lui plus importante que la description scénique.
LISZT ET la Hongrie: vaste question, source de bien des contresens et de jugements hâtifs. Certes, ses Rhapsodies hongroises, l'a-t-on assez répété, ne sont nullement hongroises, mais proprement tsiganes, de même que les célèbres Danses hongroises de Brahms. Cela, Liszt a priori l'ignore : à son époque, la musique magyare issue du terroir s'est presque entièrement perdue, ou du moins ne subsiste-t-elle que dans certaines campagnes reculées. Mais il faut aussitôt préciser que tout hungarisme authentiquement magyar n'est pas absolument banni de cette musique « citadine » tsigane dont Liszt nourrit exclusivement ses Rhapsodies et leur style instrumental, très virtuose (il parvient à transcrire pour le piano le son de l'orchestre tsigane, composé d'un violon solo, d'une clarinette, d'un cymbalum et d'instruments à cordes). Les particularités mélodiques, tonales et rythmiques du verbunkos - ou danse de recrutement -, composé d'une danse lente (lassa) enchaînée sur une danse vive (friss), se sont répandues dans la musique savante de la fin du XVIII' siècle et du XIX' siècle, donnant leur teinte alla ungherese à de nombreuses oeuvres étrangères, de Haydn à Wagner et Johann Strauss fils en passant par Beethoven, Weber, Schubert, Berlioz, Brahms et d'autres. Liszt rend hommage à la musique populaire hongroise en la confondant, certes, avec la musique tsigane, mais il développe intuitivement, avant Bartôk, son invention rythmique à partir des deux archétypes issus du véritable folklore hongrois : d'une part le récitatif mélodique libre, non mesuré, ou rubato-parlando, de l'autre les rythmes de danses mesurés, fondés sur une métrique binaire ou sur des groupes irréguliers basés avec prédilection sur les nombres premiers (dont le charme fascinera plus tard Bartôk et Messiaen). Liszt pénètre en un génial raccourci l'esprit de cette tradition « populiste » hongroise magnifiée par le verbunkos dans les évocations stylisées que sont ses Rhapsodies hongroises comme sa Messe de Gran (1855-1858), puis dans ses créations plus profondément originales des années 1880-1886 (Portraits historiques hongrois, quatre dernières Rhapsodies hongroises, Csardas macabre, deux Csardas de 1884, etc.). Ces oeuvres tardives n'ont rencontré pendant près d'un siècle qu'ironie et incompréhension. Il est évident aujourd'hui que Liszt a témoigné d'un incroyable esprit d'aventure. Le rôle que la découverte du folklore magyar authentique exerce sur la formation du langage musical de Béla Bartôk et de Zoltan Kodàly est décisif, mais cette découverte est largement anticipée chez Liszt. Celuici s'aperçoit vite des spécificités de la gamme pentatonique hongroise - surgie de l'antique mélopée finno-ougrienne mais assimilée dans une bonne mesure par les Tsiganes - et de ses vertus propres, ignorant superbement les lois bien plus récentes, et circonscrites à l'Europe occidentale, de la musique tonale et mesurée. Non seulement la palette harmonique de Liszt s'annexe la gamme par tons, l'échelle pentatonique surgie du vieux terroir hongrois, mais elle pousse jusqu'à ses extrêmes conséquences l'usage du chromatisme et la redécouverte du plain-chant grégorien. Liszt est probablement le premier à expérimenter la dissolution de la tonalité et à se libérer de ses contingences, de même qu'il est le premier à utiliser la dissociation des « paramètres » (à l'intérieur d'un motif ou d'un thème, la hauteur du son, sa durée et la structure des accents).
AU COURS des quinze dernières années de sa vie, le style harmonique de Liszt évolue considérablement, produisant des résultats extraordinairement imaginatifs. Tout en continuant d'utiliser des accords diminués et augmentés et en recourant fréquemment à la gamme par tons entiers, il crée de nouveaux effets de contrepoint en rapprochant des thèmes et leurs accompagnements sans tenir aucun compte des règles harmoniques (Nuages gris, 188 1, La Lugubre Gondola I et 11, 1882, Unstern!, 1883). Un autre trait distinctif de Liszt à la fin de son existence est la construction des accords, en particulier ceux qui dérivent d'un seul intervalle. L'expérimentation de Liszt dans ses oeuvres dernières s'accompagne d'une approche infiniment plus audacieuse du chromatisme, qu'il s'agisse du type dérivé des inflexions mélodiques de la musique hongroise tsigane ou du style romantique, avec son contrepoint sinueux et ses ambiguïtés enharmoniques. Dans ses dernières compositions, Liszt ne module plus guère mais juxtapose abruptement les tonalités et les harmonies, quand il ne les fait pas « glisser » les unes vers les autres de manière harmonique ou modale, ou par les degrés de la gamme hongroise. Uassurance avec laquelle il manie de telles audaces fera dire à Ferruccio Busoni (1866-1925) que « le procédé harmonique d'un révolutionnaire reposait dans la main ferme d'un souverain ». Les thèmes de Liszt, bizarrement découpés, échappent souvent au majeurmineur pour se réclamer, avant Bartôk et Messiaen, d'échelles modales, existantes ou inventées. Ils s'affranchissent fréquemment des lois tonales : la mélodie initiale de la Faust-Symphonie (1854!) est ainsi une série dodécaphonique presque parfaite (seul le onzième des douze sons est énoncé une fois avant le premier), et l'une de ses dernières pièces pour piano s'intitule Bagatelle sans tonalité (1885). Liszt excelle, non dans le domaine de la description, mais dans celui de l'émotion. De la douceur grisante, au large cantabile, de « Bénédiction de Dieu dans la solitude » (extrait des Harmonies poétiques et religieuses, 18341852), aux harmonies vibrantes de lumière et de foi, jusqu'à la concentration austère des Variations sur « Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen » (l 862), sa meilleure musique parcourt une extraordinaire gamme de sentiments, de la sérénité, voire de l'extase, au désespoir. Les pièces tardives pour piano ont longtemps subi l'éclipse imposée par ceux qui n'y trouvaient qu'un appauvrissement de la pensée comme de la réalisation musicale. On y découvre auj . ourd'hui un discours fragmenté, gouverné par l'aléatoire, et des sonorités raréfiées. Eabandon de la stabilité tonale y est presque constant. Le dénuement de l'écriture semble le seul écho de voix intérieures, sinon des voix de l'au-delà. Le dernier Liszt verse dans un romantisme des plus sombres. Déjà, dans sa musique chorale religieuse, l'oratorio Christus (1862-1867) tendait à un dépouillement de tous les moyens d'expression. La conception lisztienne de la musique sacrée reste toujours romantique, aussi grand soit son désir de sanctifier le genre.
LISZT EST un moderne, un personnage hors de date, un « lieu de rencontre pour toutes les tendances » (Guy de Pourtalès) qui se nourrit de toutes les substances pour devenir lui même une source. Ayant connu le triomphe dès sa première jeunesse, il s'est élevé à force de volonté jusqu'aux solitudes de l'esprit. Il a d'abord cherché la grandeur dans le feu passionné des amours humaines. Il a cru la rencontrer dans l'art et ne l'a peut-être finalement trouvée que dans le dépouillement austère qui conduit à Dieu. Son langage est sa morale. Aucun ouvrage artistique ne révèle aussi bien que son oeuvre la puissance sibylline de la musique et à quel point elle requiert l'inspiration. Trop d'éloquence et d'emphase dans l'ordonnance décorative de ses débuts, le grandiose plus souvent que le grand dans sa maturité, une étonnante ascèse sur la fin de sa vie : Liszt, « ayant eu tout ce qu'on peut avoir » (André Suarès), devient sans âge. Sa grandeur d'âme, sa générosité, son intelligence magnanime défient tout jugement. Liszt a cherché toujours à trouver quelque chose de neuf dans la musique, non seulement dans ses propres compositions, mais en aidant les autres, en tant que pianiste, chef d'orchestre, arrangeur ou compositeur : l'école néo-allemande était exclusivement son idée, et non celle de Wagner. Il assimile les formes conventionnelles de la musique classique, après quoi il entreprend d'en développer de nouvelles, inspirées en partie de la peinture ou de la nature. Liszt alia profonde conviction que sa mission est d'accroître l'expérience humaine et de concrétiser en même temps toutes ses manifestations. Il est au centre du XIX' siècle, il l'incarne par bien des façons, comme Mahler, il sent que la musique doit englober le monde.
En 1840, rue Casimir-Périer à Paris, Liszt fait la connaissance d'un jeune compositeur famélique nommé Richard Wagner, venu demander de l'aide au célèbre virtuose qu'il est. Le 31 juillet 1886, Liszt meurt à Bayreuth, après avoir murmuré, d'après la légende, « Tristan ». Entre ces deux dates, une incroyable amitié va unir ces deux hommes que tout semblait séparer. Qui eût dit, lorsqu'il découvrit Rienzi à Dresde en 1844, que Liszt, nommé directeur de la musique à Weimar, allait imposer Tannhâuser (1849), Lohengrin (l 850) et Le Vaisseau fantôme (1853) et largement contribuer à faire découvrir au monde musical la « musique de l'avenir » ? Qui eût prévu qu'en 185 6, c'est à Wagner que Liszt allait dédier sa DanteSymphonie? Qui eût cru qu'à l'issue de la première représentation de L'Or du Rhin, en 1876 au tout nouveau Festspielhaus de Bayreuth, Wagner allait porter un toast à Liszt en ces termes : « Voici celui qui, le premier m'a apporté sa foi, alors que personne ne savait encore rien de moi, celui sans lequel vous n'auriez peut-être jamais entendu une note de la musique, mon très cher ami Franz Liszt! » ? Qui eût imaginé enfin que Wagner le contestataire serait à tel point subjugué par celui qu'il avait d'abord considéré comme un mondain qu'à une lettre de celui-ci se terminant par un amer : « Non moins superflues désormais seront tes dépêches urgentes et tes blessantes lettres » il répondrait : « Dans ta blessure, j'ai reconnu ma laideur » ?
En 1867, furieux de voir sa fille Cosima quitter l'illustre chef d'orchestre Hans von Bülow pour... Wagner, Liszt fait le voyage de Tribschen, en Suisse, où celui-ci est exilé pour activités politiques subversives. Il est à peine arrivé que Wagner lui joue au piano le troisième acte des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, qu'il vient de terminer. Lorsqu'il revient à Munich, Liszt rend compte à Bülow de sa mission par une seule phrase : « J'ai vu Napoléon à Sainte-Hélène. »
En 188 1, l'abbé Liszt, de retour de Bayreuth où Cosima l'a soigné tandis que Richard termine Parsifal, reçoit à Rome une lettre de son gendre : « Tu lui as donné la vie [il parle de Cosima]; tu m'as rendu à la vie. Aussi longtemps que tu répandras autour de toi de la bonté et de la beauté - et tu ne sauraisjamais agir autrement -, cette vie reste tienne, et nous te l'offrons avec toute notre reconnaissance. » Et quand, l'année suivante, il lui envoie la partition d'orchestre de Parsifal, il l'accompagne de cette dédicace : « 0 mon ami, mon Franz, premier et unique, reçois ce remerciement de ton Richard Wagner. » Liszt, de son côté, répond aux réticences de Carolyne Wittgenstein vis-à-vis de Wagner par ces phrases définitives : « Le Parsifal est plus qu'un chefd'oeuvre, c'est une révélation dans le drame musical. On a ditjustement qu'après le Cantique des cantiques de l'amour terrestre qu'est Tristan et Isolde, Wagner a glorieusement tracé dans Parsifal le suprême cantique de l'amour divin. »
Et quand Liszt apprend, le 14 février 1883, la mort de Wagner, il reste un long moment immobile, et murmure : « Pourquoi pas ? » Puis il se tait encore, et ajoute : « Moi aussi, on m'a enterré bien desfois... » En mai suivant, hydropique, presque aveugle, il dirige à Weimar l'« Enchantement du Vendredi saint » de Parsifal et crée la pièce qu'il vient de composer, intitulée Sur la tombe de Richard Wagner.
On peut voir la tombe de Liszt, à Bayreuth, dans la chapelle détruite en 1945 mais reconstruite en 1979 en hommage de la ville à son second grand homme, celui qui n'hésitait pas à avouer : « Pour Bayreuth, je ne suis pas un compositeur mais un agentpublicitaire. »
"Liszt et ses élèves
C'est à Weimar que se déroulent les plus prestigieuses master classes de l'histoire du piano, trois après midi par semaine. Liszt est un véritable gourou au milieu de ses disciples. A côté du piano trône un cognac (il en boit une bouteille par jour) et une bougie pour allumer les cigares. Liszt n'écoute pas les élèves à la suite, comme un professeur lambda. Il cherche dans un tas de partitions, choisit l'oeuvre qu'il a envie d'entendre et lance "Qui veut jouer ça ?" Il appelle ses élèves "mes enfants", embrasse les filles pour les féliciter, sort en ville avec les garçons et ne demande jamais un sou à personne. Quelquefois, il lui arrive d'être dure : "Savez-vous devant qui vous venez de jouer? Vous n'avez rien à faire ici. Retournez au conservatoire", lance-t-il un jour à un élève particulièrement peu doué. L'enseignement a occupé Liszt pendant quarante-six ans, de son adolescence jusqu'aux dernières années. On estime qu'il a eu prés de quatre cents élèves, dont les plus proches étaient Tausig, Bülow puis Rosenthal, Siloti, Sauer, d'Albert. L'une de ses élève défraye la chronique et occupe une place tragi-comique dans la vie de Liszt. Elle se fait appeler Janina et se prétend "comtesse cosaque". Elle est élève de Herz et de Kan Mikuli (un élève de Chopin). Elle fume le cigare, s'habille en homme, se ronge les ongles jusqu'au sang, porte un poignard et un pistolet à la ceinture. A partir du moment où elle où entend Liszt jouer à Vienne, elle devient folle de lui. Par faiblesse, Liszt l'engage comme copiste et la prend comme élève. Elle lui vole de l'argent, lui fait des chantages au suicide. Chassée de Weimar, elle écrit deux livres pour se venger de son amant imaginaire. A Weimar Liszt monte également un orchestre école, une idée nouvelle qui n'existait ni à Berlin ni à Leipzig pour accueillir des instrumentistes du monde entier entre quatorze et vingt ans. En 1875, Liszt accepte le poste de président de l'Académie royale de musique de Budapest. Il propose d'y rester trois mois par an pour y donner des master classes gratuites comme d'habitude. Il dispose d'un appartement au sein même de l'Académie. Lorsque l'administration tentera de faire payer ses élèves, Liszt répondra qu'il s'agit d'élèves privé qui viennent travailler chez lui."
HECTOR BERLIOZ
"Le pianiste de l'avenir"
A propos de la 29' Sonate en si bémol majeur « Hammerklavier » (opus 106) de Beethoven interprétée par Liszt : Pas une note n'a été omise, pas une note n'a été ajoutée (je suivais des yeux la partition), pas une altération n'a été apportée au mouvement qui ne fût indiquée dans le texte, pas une inflexion, pas une idée qui a été affaiblie ou détournée de son vrai sens. C'est l'idéal de l'exécution d'une oeuvre réputée inexécutable. Liszt, en reproduisant ainsi une oeuvre encore incomprise, a prouvé qu'il était le pianiste de l'avenir. »
Hector Berlioz, La Gazette musicale, 12 juin 1836.
FÉLIX MENDELSSOHN
Un déchiffreur phénoménal : Je viens d'assister à un miracle, à un vrai miracle ! Je me trouvais avec Liszt chez Erard; je lui ai montré le manuscrit à peine lisible de mon concerto et il l'a déchiffré à la perfection. On n'aurait pu mieux le jouer, c'était prodigieux. »
Propos rapportés par Ferdinand Hitler à qui s'adressait Mendelssohn.
HEINRICH HEINE
Sans rival ou presque
A côté de lui [Liszt] s'éclipsent tous les autres pianistes - à l'exception d'un seul, Chopin, le Raphaël du piano-forte. En effet, à l'exception de ce musicien unique, tous les pianistes que nous avons entendus cette année dans d'innombrables concerts ne sont tout simplement que des pianistes, ils brillent par la dextérité avec laquelle ils manient le bois tendu des cordes, tandis que chez Liszt, on ne pense plus à la difficulté vaincue, l'instrument disparaît, et la musique se révèle. »
ln Lutèce, article XXXII, 184.
ROBERT SCHUMANN
"Liszt joue comme un dieu"
Et quel jeu extraordinaire est le sien! A la fois audacieux et fou et tendre et délicat » (18 mars 1840).
Il est vraiment extraordinaire. Il a joué les Novelettes, une partie de la Fantaisie, la Sonate, j'en étais vraiment ému! Il les a jouées autrement que j'imaginais, mais toujours génial » (20 mars 1840).
Chaque jour, Liszt m'apparaît comme quelqu'un de plus puissant. Il a joué des Etudes de Chopin chez Hârtel. Nous avons tremblé d'émotion et notre joie de l'entendre était immense » (22 mars 1840).
Toute notre vie a été bouleversée. Nous aimions ce Liszt d'un amour indomptable, et hier il a joué de nouveau comme un dieu, et son triomphe a été au-dessus de tout ce qu'on peut imaginer... » (25 mars 1840).
Lettres à Clara Wieck.
Richard WAGNER
L'esclave du public
"Que ne serait et que ne pourrait devenir Liszt s'il n'était pas un homme célèbre, ou plutôt si les gens ne l'avaient pas rendu célèbre? Il pourrait être et deviendrait un artiste libre, une sorte de demidieu. Au lieu de quoi, il est l'esclave du public le plus absurde, le public des virtuoses. Ce public exige de lui le mirac e et l'extravagance, il lui donne ce qu'ils veulent, il se laisse dorloter et... joue dans un concert en hommage à Beethoven une fantaisie sur Robert le Diable! Mais il s'est exécuté avec une rage contenue. Le programme ne comportait que des oeuvres de Beethoven, ce qui n'a pas empêché le public enthousiaste de réclamer à cor et à cri cette fantaisie, l'acrobatie la plus accomplie de Liszt. Cet homme génial eut bonne mine lorsqu'il s'assit au piano après avoir lâché avec une précipitation irritée : "Je suis le serviteur du public, cela va sans dire ", pour jouer le petit morceau favori avec me dextérité contrite. »
Article dans un journal du soir de Dresde le 5 mai 1841, à propos du concert du 25 avril 1841 à la salle du Conservatoire de Paris où Liszt a joué le Concerto "L'Empereur" de Beethoven.
Richard STRAUSS
Défense du compositeur
Si Liszt n'avait écrit que sa Sonate en si mineur, cette oeuvre gigantesque, née d'une seule semence, cela aurait suffi à montrer quel esprit il était. »
Liszt est le malentendu tragique de l'Allemagne. »
A Montreux en 1948. Rapporté par Wilhelm Kempf.
COSIMA WAGNER
Hommage filial : En disant qu'il [Liszt] était bon, en disant qu'il était spirituel, que c'était un grand compositeur ou un grand virtuose, un croyant pieux, on se trompe. Tous les contraires se réunissaient dans son coeur, et je pourrais aussi bien me représenter cette existence sous un jour totalement mondain que sous celui d'un ascétisme absolu. Une grandeur illimitée dans la conception de toutes choses, et du feu : tels sont les deux vocables essentiels que j'aimerais lui attribuer. C'est en eux que l'originalité de ses idées trouvait sa source. »
Lettre à Houston S. Chamberlain, 17 avril 1889.
UNE ÉLÈVE
Les secrets de son jeu
" Son toucher, l'emploi tout à fait particulier de la pédale sont les deux secrets de son jeu. Il semble plonger dans les pensées les plus cachées du compositeur pour les ramener à la surface; et comme des étoiles, l'une après l'autre, elles se mettent alors à briller pour vous. »
Amy Fay, élève de Liszt, in Lettres de Weimar, 6 juin 1873.
JOHANNES BRAHMS
La base de la technique pianistique
Quiconque n'a pas entendu Liszt ne peut avoir voix au chapitre. Son jeu était quelque chose d'unique, d'incomparable et d'inimitable. »
Nous savons aussi jouer du piano, mais nous n'avons tous que quelques doigts de ses deux mains. »
Si quelqu'un veut vraiment savoir ce que Liszt a fait pour le piano, qu'il étudie ses premières fantaisies sur les opéras. Ce sont les bases de la technique pianistique. »
SAENS-SAËNS
Un maximum d'effets
" A l'encontre de Beethoven, qui méprise les fatalités de la physiologie et impose aux doigts contrariés et surmenés sa seule volonté tyrannique, Liszt les prend et les exerce dans leur nature, de manière à obtenir, sans les violenter, le maximum d'effets qu'ils sont susceptibles de produire. Aussi sa musique, effrayante à première vue pour les timides, est-elle en réalité moins difficile qu'elle ne paraît. »