BRAHMS, SCHUMANN ET L'ALTO

Affinités électives

Le choix d'un timbre instrumental n'est pas seulement affaire d'éfficacité mais plus encore d'affinités électives. Dans son Grand Traité d'instrumentation et d'orchestration (1843), Berlioz développe une véritable sémantique des timbres et des affects. Il loue particulièrement le pouvoir évocateur des instruments de tessiture médium (alto, viole d'amour, cor anglais, certain registre de la clarinette). De l'alto, il exalte le "timbre [qui] attire et captive tellement l'attention", ses "qualités expressives si saillantes", son "accent tristement passionné" dans l'aigu, et "son timbre en général d'une mélancolie profonde" * Émergeant enfin de son rôle collectif, même si Bach, Mozart ou Schubert s'emparaient déjà avec dilection de cette irremplaçable voix médiane lorsqu'ils interprétaient leurs propres oeuvres de chambre, l'alto soliste était en train d'acquérir ses lettres de noblesse.

Schumann, qui consacra un immense compte rendu à la Symphonie fantastique et, en cette année 1843 de l'achèvement du Traité, côtoya Berlioz à Leipzig, ne manquait assurément pas de partager avec le Français sa sensible perception de la mélancolie inhérente au timbre voilé et intime de l'alto. De même Brahms plus tard, autre introverti, auteur d'admirables "Zwei Gesänge" pour voix de contralto, alto et piano. Le paradoxe veut pourtant que les trois sonates proposées ici ne soient pas des oeuvres originales pour alto, mais un emprunt à peine modifié à une page pour violon (Schumann) et une version alternative avec clarinette (Brahms). Dans les deux cas, ni trahison ni perte; peut-être même comme la mise au jour de la couleur "natale" de ces magnifiques sonates.

 

 

Schumann: Sonate op. 105

en la mineur (1851)

On a souvent souligné que la trame des oeuvres pour piano de Schumann se resserrait dans le registre médium de l'instrument. Lorsqu'il se tourna vers l'orchestre et la musique de chambre, on remarqua alors que ses parties de violon chantaient souvent dans le grave, faisant un large usage de la 4e corde (corde de sol), et que, chaleureux mais sombres, maints thèmes ou contre-chants semblaient sonner en tessiture d'alto. L'alto, d'ailleurs, Schumann le chérit secrètement: n'est-il pas "l'innere Stimme" (voix intérieure) par excellence, la voix même de son imaginaire dans les récits légendaires des Märchenbilder (Images de contes) pour alto et piano et des Märchenerzählungen (Récits de contes) pour clarinette, alto et piano?

En 1851, l'année des Märchenbilder, alors qu'il est dorénavant directeur de la musique de la ville de Düsseldorf, Schumann compose plusieurs oeuvres pour son premier violon et Konzertmeister, Joseph von Wasielewski, dont les deux sonates pour violon. Mais c'est le célèbre Ferdinand David, premier violon et Konzertmeister du Gewandhaus de Leipzig, qui assurera avec Clara Schumann la création de la Première Sonate op. 105 le 21 mars 1852 à Leipzig, ce qui lui vaudra la dédicace de la Deuxième Sonate op. 121. Bientôt Schumann s'entourera de Ruppert Becker, le nouveau Konzermeister de Düsseldorf, et du prodigieux Joseph Joachim, et composera pour ce dernier une Fantaisie et un Concerto, tout en se mettant à des accompagnements pianistiques des chefs-d'oeuvre pour violon solo de Bach et de Paganini. C'est dire à quel point ce pianiste, époux d'une des plus grandes pianistes du siècle, se prend de passion pour le violon et les cordes dans ses dernières années créatrices.

 

 

En trois mouvements seulement, dans la double couleur nostalgique de la mineur-fa majeur-la mineur (celle même des Concertos pour piano et pour violoncelle), qui devient chaque jour plus indispensable au compositeur, la Sonate op. 105 possède cette éloquence à la fois réservée et passionnée, teintée du bouleversant Volkston (ton populaire) qui anime aussi les Pièces pour violoncelle op. 102, dans le même prisme tonal. Harcelé par les attaques de la maladie, accablé de travail, Schumann trouve de plus en plus dans le légendaire une échappatoire au rude quotidien, comme un repli dans l'enfance de la civilisation. Depuis ses jeunes années, et plus encore maintenant qu'il est père de famille nombreuse, le Märchen représente pour lui le havre, la source (ré)génératrice du "saint art allemand". On ne s'étonnera donc pas que la Sonate en la mineur reste délibérément dans la mouvance de cette nouvelle musique de chambre légendaire dont Schumann, seul, détient le merveilleux secret. En dépit de la forme sonate des mouvements externes, le compositeur y joue avec

tendresse de l'asymétrie, d'une poétique du souvenir (apparentements thématiques à l'intérieur d'un même mouvement, rappel de la phrase initiale de la sonate dans le finale, anticipation-réminiscence du fa majeur central dans les deux mouvements extrêmes) et d'une "expression passionnée" ("Mit leidenschlaftlichem Ausdruck") ou plus vigoureuse ("Lebhaft").

Dans toutes ses oeuvres de chambre relevant du Märchen ou de la Phantasie, Schumann prend les devants pour autoriser diverses réalisations instrumentales. Ce n'est pas le cas dans ses sonates, mais le passage semble cependant aisé et licite. Sans transposition aucune, donc sans changer les tonalités si intimement schumanniennes, le glissement du violon à l'alto ne nécessite en effet que quelques reports de notes aiguës à l'octave grave. La modification principale provient de ce que l'altiste joue sur la troisième corde (registre médium de l'alto) les sombres phrases que Schumann attribuaient à la quatrième corde (registre grave) du violon. Adaptation qui accentue peut-être encore la mélancolie caractéristique de l'oeuvre.

Brahms: Sonates op. 120 n' 1 en fa

mineur et n' 2 en mi bémol majeur

(1894)

A l'heure de passer le flambeau au jeune Brahms, Schumann lui conseilla de se barder de classicisme. Ce que fit l'émule, accumulant un splendide répertoire de sonates de piano, de chambre et d'orchestre. Mais, grand lecteur des sagas nordiques, des

légendes germaniques, passionné de poésie populaire, Brahms, comme Schumann, ne se limita pas à ce classicisme apparent. Le Volkston qui innerve maints lieder et Klavierstücke, il le laisse sourdre des profondeurs de son imagination également dans ses oeuvres les plus vastes et ambitieuses.

Comme l'Opus 105 pour Schumann, les deux Sonates op. 120 de Brahms appartiennent à son ultime période créatrice, juste avant les Quatre Chants sérieux op. 121 et les Préludes de choral pour orgue op. 122 posthumes. Elles font partie des pages qui, depuis le 2e Quintette à cordes op. 111, peuvent être regardées comme des codicilles au Grand Oeuvre déjà achevé. En 1891, Brahms avait en effet rédigé son testament et mis un point final à oeuvre musicale. Toutefois, comme pour Mozart et Weber avant lui, la rencontre avec un clarinettiste exceptionnel, Richard Mühlfeld en l'occurrence, lui donna l'envie d'écrire pour cet instrument, et déclencha même un irrépressible besoin de renouer avec l'acte créateur (Trio op. 114, Quintette op. 115). C'est dire l'apport inestimable de ce double Opus 120, donné en première audition publique à Vienne en janvier 1895, car Brahms, on l'imagine, ne serait pas sorti de son silence s'il n'avait rien eu d'exceptionnel à communiquer.

Guère de nouveau pourtant en apparence dans ces dernières oeuvres du corpus de chambre, en quatre ou trois mouvements, toujours fidèles aux classiques dénominations italiennes. Mais "cela restait à dire..." Avec un naturel confondant les deux sonates transcendent tous les acquis passés. Structure, texture et poétique semblent ne plus faire qu'un tout d'une harmonie envoûtante, qui dans sa simplicité complexe, sa sereine mélancolie, son mélodisme intarissable convient admirablement à l'alto. Ceux à qui la clarinette pourrait sembler irremplaçable doivent savoir que Brahms préconisa lui-même cette alternative (enrichie de quelques doubles cordes). Dans ses quintettes et sextuors à cordes, déjà, le double timbre de l'alto jouait un rôle essentiel.

Nos bardes romantiques avaient raison d'aimer les moirures sombres de l'alto, son pouvoir de remémoration élégiaque ou épique, et de lui confier leurs récits de contes, leur chanson perpétuelle, fût-ce sous le masque d'une sonate, Aller dans leur sens pour élargir le répertoire n'est donc pas les trahir. Au contraire. Plus belles encore qu'on ne le dit, comme arrachées à une contemplation intérieure, les sonates de Schumann et de Brahms font de l'auditeur un ami, le confident sans la compréhension duquel toute création romantique allemande perdrait son authentique signification: celle d'une communion artistique. L'alto en est le médium privilégié.

Brigitte François-Sappey